Côte d’Ivoire: la version de Sarkozy sur la crise de 2010 domine le récit médiatique

L’actuelle crise politique en Côte d’Ivoire jette une lumière crue sur celle de 2010 et le narratif officiel la concernant. Ce récit fabriqué, auquel croient encore des gens sérieux, est résumé par une formule répétée par les médias : la crise de 2010 est « née du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite face à Alassane Ouattara ». D’où vient cette phrase ? D’un communiqué de l’Elysée.

La situation préoccupante qui prévaut actuellement en Côte d’Ivoire jette une lumière crue sur la crise de 2010 et sur le narratif officiel de l’époque, auquel croient encore des gens sérieux (cf. des articles de presse et des travaux universitaires).

Le déroulement de l’élection présidentielle du 31 octobre dernier présente en effet des similitudes frappantes avec celui de la présidentielle de 2010 : comme il y a dix ans, la Commission électorale indépendante a livré des résultats provisoires fantaisistes (le Parti de la gauche européenne, dont sont entre autres membres le Parti communiste français, Die Linke et Syriza, parle de « farce électorale »).

Les récents événements nous ramènent aussi constamment au storytelling de 2010 qui s’est imposé dans le discours médiatique et qui a été régulièrement rappelé ces derniers jours dans les divers articles et dépêches publiés.

Les médias occidentaux affirment ainsi que la crise post-électorale de 2010 « est née du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite face à Alassane Ouattara ». Cette énonciation « née du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite » se lit dans une majorité de productions journalistiques, ce qui lui donne presque des allures de formule magique. On la retrouve même traduite dans des articles de médias anglophones.

Pourtant, à l’époque des faits, les médias présentaient la situation autrement. Ils expliquaient que cette crise post-électorale (commencée début décembre 2010 à propos des résultats du second tour de la présidentielle, et terminée officiellement le 11 avril 2011, date de l’arrestation de Laurent Gbagbo) était « née de l’élection présidentielle contestée du 28 novembre 2010 » (cf. les dépêches de l’Agence France-Presse). Ils précisaient que Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara revendiquaient chacun la victoire. C’était neutre et factuel.

À partir de quand et de quoi la formulation (et de ce fait la présentation des événements) a-t-elle changé ? C’est ici que l’histoire devient intéressante.

Car la formule « née du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite » apparaît pour la première fois dans un communiqué de… l’Élysée, le 1er avril 2011. Nicolas Sarkozy, ami d’Alassane Ouattara, est alors président.

Sa déclaration dit précisément : « Il est urgent de mettre un terme définitif à la crise née du refus de M. Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite lors du second tour de l’élection présidentielle qui s’est tenu le 28 novembre 2010. » La phrase est reprise avec des guillemets par les médias qui rendent compte de cette communication, dont l’Agence France-Presse.

À ce moment-là, Paris vient tout juste de faire adopter une résolution (1975) par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) et se prépare secrètement à lancer une vaste offensive militaire terrestre et aérienne contre la Côte d’Ivoire.

Lundi 4 avril, vers 17 h GMT, des hélicoptères MI-24 de l’ONU, et les Gazelle et un Puma de Licorne [nom de l’opération de l’armée française en Côte d’Ivoire] bombardent leurs premiers objectifs dans Abidjan, marquant une première : jamais une telle attaque militaire contre un pays n’a encore été mise en place et conduite avec la participation de forces onusiennes.

Après avoir pilonné sans que cela gêne quiconque en France et pendant plusieurs jours divers lieux, dont la résidence officielle du chef de l’État de Côte d’Ivoire, où se trouvent Laurent Gbagbo et plus de cent autres civils, l’armée française remporte la partie (elle a au passage largement outrepassé son mandat et la résolution 1975 de l’ONU).

Le lundi 11 avril, à la mi-journée, après une nuit d’intenses bombardements ininterrompus sur la résidence présidentielle, les médias occidentaux annoncent en effet : « Gbagbo a été arrêté. » L’Agence France-Presse, censée rester neutre d’après ses statuts, ajoute même un adverbe à cette nouvelle répétée en boucle des heures durant, titrant : « Gbagbo, accroché au pouvoir jusqu’au bout, enfin arrêté. »

C’est à partir du 15 avril 2011 que l’Agence France-Presse reprend la formule élyséenne, « la crise née du refus de M. Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite », dans ses productions sans plus y mettre de guillemets.

Elle en fait même le « background », la base de ses dépêches, jusqu’à aujourd’hui. Une grande partie des autres médias font de même.

De cette manière, le récit médiatique s’approprie durablement la version de l’histoire vendue par l’Élysée et Nicolas Sarkozy (qui s’est régulièrement rendu en Côte d’Ivoire depuis 2011 pour des visites privées et d’affaires).

La France aura déployé de nombreux moyens diplomatiques, médiatiques, militaires, économiques, politiques pour imposer l’idée d’une victoire d’Alassane Ouattara et l’installer au pouvoir.

sarouat-2

Or il suffit de fouiller un peu pour voir que cette idée ne tient par la route, le processus électoral de 2010 ayant été très problématique, pour ne pas dire totalement truqué.

Revenons rapidement sur quelques détails de cette présidentielle de 2010.

Des chiffres pour le moins surprenants

En 2010, le processus électoral est conduit par une Commission électorale indépendante (CEI) qui est, en dépit de sa dénomination, contrôlée par un camp, celui d’Alassane Ouattara, les représentants de l’opposition politique et armée étant largement majoritaires en nombre – aujourd’hui, la CEI est dominée par les représentants du pouvoir actuel, et se trouve donc toujours sous la coupe d’Alassane Ouattara (qui a postulé pour un troisième mandat, ce qui est illégal au regard de la Constitution).

Comme pour le scrutin tenu ce 31 octobre 2020, la CEI a donné en 2010 des chiffres pour le moins surprenants au premier et au second tour.

Sur beaucoup de procès-verbaux issus de la zone Centre-Nord-Ouest (contrôlée par les rebelles des Forces nouvelles, toujours armés), des incohérences étaient visibles, relevées entre autres par le candidat Henri Konan Bédié après le premier tour : de nombreux bulletins de vote comportaient plus de votants que d’inscrits.

En outre, les procès-verbaux (PV) issus de beaucoup de bureaux du Nord indiquaient que Laurent Gbagbo n’avait obtenu aucune voix, ce qui voulait dire que ses propres assesseurs n’avaient, fait étrange, pas voté pour lui.

Autre curiosité : selon beaucoup de ces PV, 100 % (voire plus, si l’on compte les votants non inscrits) des électeurs ont voté (souvent à 100 % pour Alassane Ouattara), ce qui est extrêmement rare, pour ne pas dire totalement… improbable.

Notons que l’ONU avait des observateurs dans 721 des 20 000 bureaux répartis dans tout le pays. Elle pouvait par conséquent certifier la validité des PV issus des bureaux où ses éléments étaient déployés et avaient assisté au dépouillement des voix.

Mais elle n’était pas capable de savoir s’il y avait eu, par exemple, tricherie et entente des acteurs dans les autres bureaux de vote, pour produire des PV ne correspondant pas au choix exprimé par les électeurs.

Lorsque le président de la CEI, Youssouf Bakayoko, a proclamé ses résultats provisoires du second tour, il a donné un taux de participation de 81,1 %, soit 11 points de plus que les 70 % initialement annoncés par de nombreux observateurs mais aussi par des membres de la CEI, dont son vice-président, qui était un éminent cadre du parti d’Alassane Ouattara.

Pourquoi cet écart, qui correspondait à un peu plus de 600 000 voix ? Aucune réponse officielle n’a été apportée à cette question. Cette différence avait pourtant une incidence importante sur les résultats finaux.

Il faut rappeler que les résultats proclamés par le président de la CEI, Youssouf Bakayoko, étaient des résultats provisoires, qu’il les a donnés en dehors des délais légaux, en l’absence des autres membres de la CEI qui ne les avaient pas validés.

Ces résultats ont par ailleurs été proclamés devant des caméras de télévision française (qui ont retransmis en direct les événements. C’est ainsi par des médias français que les Ivoiriens ont pris connaissance de ces « résultats provisoires »), sans aucun journaliste ivoirien présent, depuis le QG de campagne de l’un des candidats, en l’occurrence Alassane Ouattara, et alors que le Conseil constitutionnel avait retiré à Youssouf Bakayoko le droit de la faire.

Des diplomates occidentaux ont exercé de fortes pressions sur Youssouf Bakayoko pour qu’il en soit ainsi.

Tout cela n’a pas empêché la « communauté internationale » d’affirmer que tout s’était très bien passé lors de cette élection. On connaît la suite.

Manipulation du taux de participation du second tour

Pourquoi, en 2010, le président de la CEI a-t-il donné le chiffre de 81,1 % pour le taux de participation, alors que ce taux avait été évalué à 70 % par tous les observateurs et par les membres de la CEI à la sortie des urnes ?

Parce que pour qu’Alassane Ouattara soit déclaré gagnant, la logique imposait un taux de participation qui soit au minimum de 80 % (il était de 83 % au premier tour).

Alassane Ouattara avait en effet un retard de 6 points sur Laurent Gbagbo, selon les chiffres officiels du premier tour (à la régularité très contestable). Pour refaire ce retard, il avait absolument besoin que Henri Konan Bédié, classé troisième, appelle à voter pour lui.

Si l’on considère les chiffres du premier tour, le calcul était le suivant : si les électeurs de Bédié du 1er tour se rendaient tous aux urnes pour le 2nd tour, Alassane Ouattara devait, pour l’emporter, convaincre deux tiers d’entre eux de voter pour lui.

Laurent Gbagbo avait, quant a lui, besoin des voix de seulement la moitié d’entre eux.

L’hypothèse selon laquelle les électeurs d’Henri Konan Bédié voteraient tous était cependant peu vraisemblable. Celle selon laquelle une partie d’entre eux choisiraient de s’abstenir était plus plausible, beaucoup de militants du PDCI restant notamment hostiles à Alassane Ouattara.

Or, plus le nombre des électeurs d’Henri Konan Bédié qui s’abstiendraient serait élevé, plus il serait difficile pour Ouattara de récupérer les points qui lui manquaient pour prendre le dessus.

Pour gagner, Ouattara devait ainsi bénéficier d’un report d’au moins 80 % des voix du PDCI d’Henri Konan Bédié. Le taux de participation du second tour devait par conséquent être officiellement (et au besoin artificiellement, en trafiquant les chiffres) d’au moins 80 %. CQFD.

Le leurre de la « certification » des Nations unies

C’est la « certification » des Nations unies qui a permis aux grandes puissances soutenant Alassane Ouattara de faire croire à sa victoire électorale. Or le certificateur de l’ONU, Young-jin Choi, n’a pas joué son rôle et a outrepassé son mandat.

C’était la première fois dans l’histoire de l’ONU qu’un mandat de certificateur était confié à un individu. D’après la résolution 1765 du Conseil de sécurité, il devait vérifier (et certifier ou non) que « tous les stades du processus électoral [fournissent] toutes les garanties nécessaires pour la tenue d’élections présidentielle et législative ouvertes, libres, justes et transparentes, conformément aux normes internationales ».

À propos des résultats, il devait simplement dire s’ils avaient « été déterminés à l’issue d’un processus transparent et accepté par tous ou contesté de manière pacifique par les voies appropriées ».

Mais Young-jin Choi, lui aussi sous la pression des ambassadeurs français et américain, est allé au-delà de son mandat : il a pris en compte la proclamation de résultats provisoires douteuse faite par le président de la Commission électorale indépendante, a fait ses propres calculs, et a donné le nom de celui qui avait, selon lui, remporté le scrutin.

En agissant ainsi, Young-jin Choi, et avec lui les Nations unies, s’est substitué aux institutions ivoiriennes, pourtant existantes et opérantes, ce qui ne s’était encore jamais vu nulle part ailleurs

Il s’est érigé en Conseil constitutionnel « bis » pour désigner Alassane Ouattara comme vainqueur et annuler la décision d’un organe constitutionnel, dont les arrêts ne sont pourtant susceptibles d’aucun recours en vertu de l’article 98 de la Constitution.

Dans les couloirs de l’ONU, à New York ou à Abidjan, ceux soutenant la position de Young-jin Choi expliquaient que, même s’il y avait eu des fraudes importantes, Alassane Ouattara devait de toutes les façons sortir vainqueur du scrutin, parce que c’était une question de « mathématique » : l’alliance du RDR, parti d’Alassane Ouattara, avec le PDCI, parti d’Henri Konan Bédié, était plus forte en voix que la LMP, la coalition qui soutenait Laurent Gbagbo, disaient-ils.

Mais ce raisonnement « mathématique » omettait de prendre en compte plusieurs inconnues : le taux d’abstention et le nombre de voix des partisans d’Henri Konan Bédié qui se reporteraient effectivement sur Alassane Ouattara.

Le rôle que l’ONU a joué dans la validation et la reconnaissance de la « victoire » d’Alassane Ouattara a conduit l’organisation dans une impasse : en se prononçant en faveur d’un candidat, elle a perdu sa légitimité pour jouer un rôle de médiateur dans la crise. En abandonnant sa neutralité, elle s’est condamnée, pour ne pas se dédire, à « travailler activement pour l’installation de Ouattara en tant que président du pays et l’élimination de Gbagbo », a souligné Thabo Mbeki.

Preuve que ce système de certification utilisé en Côte d’Ivoire a été un fiasco, même si cela n’a pas été reconnu officiellement : le Conseil de sécurité des Nations unies ne veut plus en entendre parler. L’expérience ne sera pas renouvelée.

Au bout du compte, les erreurs et fautes commises par les uns et les autres ont abouti début décembre 2010 à une situation de crise inédite, dont les conséquences, graves, sont encore observables aujourd’hui.