Moïse Lida Kouassi parle du 19/09/2002

Un long 19 septembre 2002 !

Sitôt installé, je demande si la radio et la télévision fonctionnent. On me répond que seul le téléphone fonctionne ! J’ordonne donc que l’on me mette en communication avec le ministre d’Etat Boga Doudou ; mais celui-ci ne répond pas ! Je tente alors de joindre les journalistes Eloi Oulaï et Pol Dokui de la radio; le premier nommé est injoignable, mais le second est au bout du fil. Je lui propose d’envoyer une escorte militaire le prendre pour l’accompagner chercher les techniciens de la Rti; il faut que ceux-ci remettent rapidement en état l’émetteur d’ Abobo afin que j’adresse, au nom du gouvernement, un premier message radio-télévisé à la population pour la rassurer. Pol Dokui se laisse convaincre et accepte la mission. Pendant ce temps, je demeure très préoccupé, tant du sort de mon épouse que de celui de mon collègue, le ministre de l’Intérieur dont on est toujours sans nouvelles. C’est au moment où mon esprit est encore hanté par ces préoccupations que je reçois, à ma grande surprise, un appel de la chancellerie de France. J’ai au bout du fil l’ambassadeur Renaud Vignal, avec qui j’échange les propos suivants:

– le ministre d’Etat Lida Kouassi?
– oui, Excellence !
– nous venons d’apprendre ce qui vous est arrivé, je tiens à vous témoigner toute notre compassion, monsieur le ministre d’Etat;
– merci, Excellence ;
– et comment va votre épouse?
– je n’ai pas de ses nouvelles, ils l’ont emmenée en otage !
– ah oui, j’en suis désolé! Souhaitons qu’il ne lui arrive rien de regrettable, vous avez tous mes encouragements, monsieur le ministre d’Etat;
– merci, Excellence ;
– nous restons en contact; à plus tard, monsieur le ministre d’Etat.
– merci beaucoup, à bientôt.

A vrai dire, cette conversation me laisse sur une sorte de présomption: l’ambassadeur Renaud Vignal est-il sincère dans sa compassion? Ou a-t-il simplement cherché à vérifier que je suis bien vivant après l’assaut de ma résidence par les assaillants? Comment comprendre que l’ambassadeur Vignal se trouve déjà à cette heure matinale au jour des événements, non pas à la maison de France à Cocody, mais à la chancellerie au Plateau, avec tous ses services? J’en suis encore à m’interroger quand je reçois une communication du commissaire Ouattara du Crs 1 : celui-ci m’informe que mon épouse est libérée et qu’elle est à présent en sûreté à la caserne de la police à Williamsville.

Quelques instants après, le commissaire Ouattara me met en contact avec mon épouse avec qui j’échange d’abord quelques mots de consolation et d’encouragement. Je lui propose ensuite d’envoyer vers elle le capitaine Abéhi avec une escorte de la gendarmerie pour la ramener auprès de moi à la résidence. Dès ce moment, les événements s’accélèrent. A 9h, mon épouse est ramenée par les gendarmes à la résidence: elle est si mal en point qu’elle tient à peine sur ses jambes; mais je suis heureux qu’elle soit en vie. Je lui apprends que nos enfants sont également indemnes et que peu importe ce qu’elle a pu subir, du moment que nous avons la vie sauve. J’ordonne donc au personnel de service: emmenez-la et installez-la avec les enfants ! J’ai du travail.

Après cela, l’ambassadeur d’Allemagne m’annonce que monsieur Ouattara, son épouse ainsi que plusieurs autres personnes dont le maire d’ Abobo, ont escaladé sa clôture et trouvé refuge à sa résidence. Il me prie de prendre des mesures appropriées pour assurer la sécurité de sa résidence et la protection de ses hôtes. Je réponds au diplomate allemand que si monsieur Ouattara n’a rien à se reprocher pourquoi cherche-t-il refuge dans les ambassades? Je lui donne cependant l’assurance que des mesures appropriées seront prises pour sécuriser sa résidence. Sur ce, je donne l’ordre au capitaine Séka Anselme de se déployer avec ses hommes vers la résidence de l’ambassadeur d’Allemagne pour s’assurer de la présence de monsieur Ouattara et, au besoin, le neutraliser. Quelques minutes plus tard, un jeune agent de police de la caserne de la Bae de Yopougon, parlant tantôt en français tantôt en langue Dida, me fait une terrible annonce:

– c’est le ministre Lida?
– oui, parlez;
– bonjour tonton; je n’ai malheureusement pas une bonne nouvelle. On vient de trouver le corps sans vie de votre frère Boga Doudou! Ils l’ont tué dans la cour de son voisin. Je vous passe le numéro de portable du commissaire Kouca qui se trouve actuellement sur les lieux.

Je suis profondément bouleversé en apprenant cette terrible nouvelle. Sur le champ, j’appelle le commissaire Kouca qui, au bord des larmes, me confirme l’assassinat du ministre d’Etat Boga Doudou. Je lui recommande de ne pas laisser le corps sur les lieux: arrangez-vous, trouvez une ambulance ou tout autre moyen, mais emmenez la dépouille du ministre d’Etat à la résidence du Président de la République où je suis. Je reste toutefois préoccupé, après ces propos, au sujet de madame Boga et de ses enfants: madame Laure Boga a-t-elle échappé aux assaillants? Ses enfants sont-ils indemnes? Au moment où je suis en proie à ses interrogations, le ministre de la Justice, Désiré Tagro, me rejoint à la résidence. Avant d’être nommé ministre de la Justice, des Libertés publiques et des droits de l’Homme, Désiré Tagro a été précédemment le Directeur de cabinet de mon collègue de l’Intérieur. Il m’informe donc en connaissance de cause que madame Boga et ses enfants sont bien vivants et qu’ils se trouvent déjà en lieux sûrs à l’école de police.

Je demande au ministre Tagro de tout mettre en oeuvre pour que la famille Boga soit transférée elle aussi à la résidence du chef de l’Etat. C’est du reste en présence du ministre Tagro que l’ambulance, transportant la dépouille criblée de balles du ministre d’Etat Boga Doudou franchit le portail. Le conducteur du véhicule, le commissaire Pierre Tapé Séri, visiblement étreint par la douleur, se gare à l’entrée du premier bâtiment. A la vue du corps inerte et ensanglanté, la plupart des soldats présents dans la cour fondent en larmes et crient leur douleur. Je comprends qu’en l’absence du Premier ministre et avec la mort de mon collègue ministre d’Etat, la situation risque de nous échapper. Il me faut réagir et ne pas céder à l’émotion. Je réagis donc avec véhémence en disant: Vous êtes des soldats, vous n’êtes pas des femmelettes ! On tue un ministre d’Etat et vous pleurez! C’est un acte de guerre! Si vous n’êtes pas capables de faire la guerre, déposez vos armes et foutez le camp!

En entendant ces propos, les soldats se ressaisissent, reprennent leurs armes et partent, l’air grave et déterminé, à la chasse des assaillants. Dans la foulée, le ministre d’Etat Bohoun Bouabré et Bertin Kadet, mon Directeur de cabinet, nous rejoignent à leur tour, le ministre Désiré Tagro et moi, à la résidence du chef de l’Etat. C’est en leur présence que j’entreprends d’évaluer la situation et de prendre toutes les décisions et mesures d’urgence en ce jeudi 19 septembre. D’abord, en m’assurant, auprès des commandants des unités combattantes d’Abidjan, qu’aucune d’entre elles n’avait basculé dans le camp ennemi.

Ensuite, en constatant qu’elles ont effectivement la volonté de se battre pour défendre la patrie en danger. Enfin, en vérifiant qu’aucun symbole significatif, aucune institution de l’Etat n’est tombée aux mains des assaillants à Abidjan. Contrairement aux habitudes, les assaillants n’ont guère cherché à prendre ni la télévision ni la radio! Manifestement, leur mode d’action vise cette fois-ci à assassiner des personnalités publiques ciblées pour décapiter l’Etat et s’emparer du pouvoir! Il faut donc endiguer au plus vite ce plan d’action.

C’est au moment où je m’interroge à cet égard que l’on m’annonce la visite de l’ambassadeur de France, Renaud Vignal, que je reçois aussitôt à sa demande à huis clos. Le diplomate français feint d’abord de s’enquérir de la situation générale. Je le rassure en indiquant que la situation n’est pas compromise et que les Forces de défense et de sécurité réagissent plutôt bien dans l’ensemble. Il me fait alors part de sa vive préoccupation au sujet de monsieur Ouattara et me demande de l’autoriser à le prendre à sa résidence. Je lui rétorque que pour l’instant je me préoccupe moins du sort d’un individu que de la situation générale qui prévaut dans le pays. Le cas Ouattara pourrait être rediscuté plus tard. L’ambassadeur Vignal me fait alors cette remarque sibylline: monsieur le ministre d’Etat, vous voilà par la force des choses dans la position d’un chef d’Etat! Et vous pourriez y demeurer!

Ayant parfaitement saisi le sous-entendu du propos du diplomate français, ma réaction se fait instantanément hostile: excellence, si telle est la mission qui vous amène ici, vous feriez mieux de repartir tout de suite par la même porte !

L’ambassadeur repart, visiblement contrarié et honteux; à partir de là nos rencontres ultérieures ne pouvaient qu’être constamment houleuses. Peu après ces faits, un véhicule blindé de l’armée débarque le Général Touvoli Bi Zogbo, commandant supérieur de la gendarmerie, avec son épouse et son enfant. Surpris eux aussi à leur résidence par les commandos-tueurs des assaillants, ils viennent d’échapper de justesse à la mort, grâce à l’intervention de quelques tireurs d’élite de la gendarmerie.

A ce stade de la journée, les forces loyalistes ont déjà entrepris de réagir. Ce sont d’abord les éléments de la Bae, unité d’élite de notre police nationale, qui sont entrés les premiers en action à Yopougon, en ayant brisé le dispositif des assaillants autour de leur caserne. Ce sont ensuite les éléments du camp de gendarmerie d’ Agban, conduits par les capitaines Abéhi Jean Noël et Séka Anselme, qui sont entrés à leur tour dans la danse. Sous la conduite de ces deux officiers, les Mdl Beugré Lacos, Diabaté Ismael Ben Ali, Dady Gnabro, Dodora Serges, Gawa Mobio, Gnamké Aka Yves, Yao Yao Paul et Yéo Soukoussou, embarqués sur deux véhicules blindés, ouvrent le feu et mettent en déroute les assaillants massés à l’entrée du camp. Ce sont enfin les élèves de l’école de gendarmerie, aux ordres du colonel Guiai Bi Poin qui, ayant fait sauter le verrou des assaillants devant l’école, ont engagé une course-poursuite de ces derniers dans le quartier de Cocody. Entretemps, plusieurs appels téléphoniques nous annoncent que le Général Guéï se trouverait tantôt dans la forêt du banco à la tête d’un groupe d’assaillants, tantôt dans sa résidence d’où il coordonnerait leurs actions.

Robet GuéiDans cette folle ambiance, le Secrétaire général de l’archevêché d’Abidjan me joint au téléphone. Il s’inquiète de ce qu’un groupe de militaires portant des bérets rouges, menacent de pénétrer dans l’enceinte de la cathédrale Saint-Paul pour y rechercher le Général Robert Guéï. Il tient à m’assurer que ce dernier ne se trouve pas à la cathédrale. Je lui promets donc de donner instructions aux autorités militaires pour faire évacuer les lieux. Sitôt après, je demande au colonel Kassaraté de vérifier l’identité des militaires qui sont signalés à la cathédrale et de leur faire savoir qu’ils doivent quitter les lieux. C’est pendant que fusent de toutes parts ces informations faisant état de la présence du Général Guéï à plusieurs endroits à la fois, que je reçois un appel anonyme selon lequel l’ex-chef du Cnsp aurait trouvé la mort avec quelques-uns de ses gardes de corps aux environs de la Polyclinique internationale Sainte Anne-Marie (Pisam) de Cocody. J’en informe aussitôt, les quelques journalistes présents à la résidence. Ils se déportent immédiatement sur les lieux en compagnie de quelques soldats; Ils en reviennent un peu plus tard et confirment la mort du Général. C’est bien après que les corps de madame Doudou Rose, épouse Guéï et du capitaine Fabien Coulibaly, tous deux abattus eux aussi par des éléments inconnus, sont découverts à quelques mètres de la résidence du Général à Adjamé.

Pendant ce temps, l’émetteur de la Rti est rétabli grâce au courage et à l’engagement exemplaires d’une poignée de techniciens rassemblés par Pol Dokoui. Je décide donc de faire, au nom du gouvernement, un message à la Nation afin de donner la preuve que l’Etat subsiste et que les institutions ne se sont pas effondrées. Au moment où je m’emploie à rédiger ce message, on m’annonce à nouveau la visite de l’ambassadeur Vignal. Revenant sur le cas de monsieur Ouattara, celui-ci me déclare d’emblée: monsieur le ministre d’Etat, vous savez bien que s’il arrivait malheur à monsieur Ouattara, non seulement ce pays s’embraserait, mais en plus de la mutinerie, vous auriez affaire à un soulèvement populaire intenable. Je vous conseille donc de comprendre que vous devez nous remettre monsieur Ouattara afin qu’il soit en lieu sûr. Naturellement, j’oppose pour la seconde fois une fin de non recevoir à l’ambassadeur de France.

Dans mon message télévisé et radiodiffusé en direct, j’indique clairement que nos forces ont fait échec au coup d’Etat, que le Général Robert Guéï, instigateur présumé du coup de force, a trouvé la mort et que monsieur Ouattara se trouve en lieu sûr. Ce message a eu un effet déterminant en rassurant la population et en redonnant confiance aux Forces de défense et de sécurité. Il est cependant diversement apprécié: d’aucuns me reprochent d’avoir occulté dans ce message l’assassinat du ministre d’Etat Boga Doudou; d’autres s’indignent du fait que j’aie mentionné que monsieur Ouattara est en lieu sûr! C’est, du reste, peu avant la diffusion de ce message que madame Boga et ses enfants sont arrivés totalement traumatisés de l’école de police à la résidence du chef de l’Etat. J’ai demandé au chef de cabinet Kuyo Téa d’aménager une pièce à l’intérieur de la résidence pour les recevoir.

Évidemment, ceux qui n’ont pas vécu cette situation ne peuvent comprendre pourquoi je ne pouvais annoncer, dans ce message radiotélévisé en direct, la mort tragique du ministre de l’Intérieur au moment où, sans doute, son épouse et ses enfants regardaient la télévision quelque part dans une pièce de la résidence! S’agissant de monsieur Ouattara, que pouvais-je dire d’autre, sans courir le risque d’envenimer davantage encore une situation déjà compromise par les affrontements sanglants? Quoiqu’on en pense, l’effet recherché de mon message était pourtant atteint: redonner confiance et espoir aux populations d’une part et provoquer chez les soldats un sursaut patriotique pour la sauvegarde du pays d’autre part. C’est en effet, à partir de ce message que toutes les autres unités combattantes de la police, de la gendarmerie ainsi que des forces militaires basées à Akouédo et à la base aérienne de Port-Bouët sont entrées en action.

Après les premiers moments d’affrontement, un soldat loyaliste arrive à la résidence en exhibant une curieuse prise. Un sac bourré d’amulettes et de gris-gris. Le journaliste Pol Dokui remarque dans cet amas de gris-gris, un brassard blanc sur lequel quatre lettres sont inscrites en bleu et rouge: Mpci. Regardez, s’exclame-t-il, qu’est-ce que c’est que ça, Mpci! C’est peut-être une rébellion, quelque chose comme un Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire. Et c’est avec ces gris-gris-là qu’ils veulent prendre le pouvoir? N’importe quoi. Ils vont gouverner qui avec ça ! Nous découvrions ainsi ensemble le premier indice identifiant le mouvement fantoche qui s’était attaqué cette nuit là à la Côte d’Ivoire. Les forces loyalistes réagissaient à présent par une riposte vigoureuse à cette attaque armée.

Surpris du reste par la puissance de feu et la cohésion des forces loyalistes, les assaillants du Mpci sont mis en déroute en quelques heures et contraints de quitter, dans la débandade totale, la ville d’Abidjan. Pendant ce temps, la situation se complique à Bouaké et à Korhogo. A Bouaké, la base aérienne ainsi que tous les avions de chasse et autres moyens d’appui aérien qui s’y trouvent sont tombés sous le contrôle des assaillants ! Seuls quelques officiers parmi lesquels le commandant de la base, Léopold Oué, pilote sur Alpha-jet, ont pu s’échapper et regagner Abidjan. Les autres camps militaires de la ville sont soit déjà occupés, soit encore assiégés. A Korhogo, le Ctk et les brigades de gendarmerie, attaqués par surprise et ne disposant que d’une faible capacité de riposte face aux assaillants, sont déjà sous contrôle !

J’ai encore en mémoire mon dernier appel au colonel Esmel Atchori que ses geôliers ont exécuté à Bouaké, en me laissant écouter son supplice au téléphone. Je n’oublierai jamais la bravoure et la détermination exemplaire des éléments du peloton de gendarmerie qui ont résisté jusqu’à épuisement de leurs munitions avant de se rendre en levant un drapeau blanc. Ils seront passés par les armes et enterrés une semaine après dans une fosse commune à la périphérie de la ville.

Ce jeudi 19 septembre, les événements vont si vite que ma mémoire a du mal à les capter dans l’ordre: toujours est-il que ce même jour, peu avant 13 heures, j’ai enfin le Premier ministre Pascal Affi N’Guessan au téléphone: celui-ci m’informe qu’il est encore à Yamoussoukro où les événements l’ont surpris. Il voudrait savoir si l’autoroute est sécurisée pour rentrer à Abidjan. Je lui réponds que je ne peux garantir sa sécurité s’il veut rentrer par l’autoroute, étant donné que les assaillants qui s’enfuient d’Abidjan remontent tous vers le Nord par la même voie. Je conseille donc au Premier ministre de se déporter à Oumé où je peux envoyer un hélicoptère pour le ramener sur Abidjan. A 13h 30, j’ordonne au colonel Séka Yapo, commandant des forces aériennes, de faire décoller l’hélicoptère pour la mission sur Oumé.

Interview paru dans Notre Voie, 19 septembre 2003

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